Il y a 20 ans, subitement, mon monde s'effondrait.
J'étais alors un jeune garçon de 17ans. Je n'avais pas encore fini ma puberté et pas encore enterré un proche quand mon père quitta ce monde. En une nuit, mon monde s'est effondré.
Le dimanche matin, au réveil, il fallait faire face à ce vide, à cette sortie de route, à cette sortie du réel.
Je ne pensais pas que mes parents pouvaient mourir. Je ne savais pas que mesparents pouvaient mourir. Comme beaucoup de choses, je les croyais éternels.
En une nuit s’effondra donc mon patriarcat à moi. Mort en dansant, j’étais heureux pour lui, triste pour moi, une partie de moi aurait aimé partir avec lui et celle qui est restée a tenu bon, a mentalisé, donné des raisons, inventé des réponses à cet événement extra-ordinaire.
Ce jour là mon monde s’est effondré et une partie du jeune homme que j’étais aussi.
J’ai choisi de vivre, de survivre, de continuer à vivre, parce que je ne voyais pas vraiment de lumière dans les autres options, mais ce jour là je me suis séparé en deux. Une partie de moi est morte avec mon père. Le jeune homme innocent peut-être.
J’ai donc pris une de ces claques de la vie qui décale tout, qui arrache les corps et j’ai choisi de vivre, de maintenir la vie en moi tout en essayant comme je pouvais de donner du sens. Le lundi matin à 10h je suis retourné au lycée, j’étais en cours de philosophie, j’étais dévenu « celui qui a perdu son père ».
Mon père, mon patriarcat.
J’aime et j’ai aimé mon père, comme l’enfant impuissant et innocent que j’étais. Aujourd’hui je vois tous les dégâts qu’il a causé en moi. Le mot qui correspond en français est l’enchevêtrement, en anglais "enmeshment" :
enmeshement
families where personal boundaries are diffused, sub-systems undifferentiated, and over-concern for others leads to a loss of autonomous development.[1] Enmeshed in parental needs, trapped in a discrepant role function, [2] a child may lose their capacity for self-direction;[3] their own distinctiveness, under the weight of "psychic incest"; [4] and, if family pressures increase, may end up becoming the identified patient or family scapegoat.[5]
La famille enchevêtrée décrit une famille où les frontières personnelles sont floues, ou les sous-systèmes dont mélangées et la sur-préocuppation pour les autres mènent à une perte d'autonomie du développement. Mélangés dans les besoins parentaux, piégés dans un rôle ou une fonction divergente, un enfant peut perdre sa capacité à trouver sa voie, son unicité sous le poids de l'inceste psychique, et si la pression familliale grandit, peut finir par devenir le symptôme ou le bouc émissaire familial.
Cette confusion et ce mélange permanent ont emmêlé tous mes radars, mes sensations, mes ressentis, mes émotions. J’étais sa dépendance et je n’existais que derrière lui, à travers lui ou pour lui.
Je dépendais de ses humeurs, de ses colères, de ses menaces de colères. J’étais aux ordres, j’étais sous ses ordres, sous son commandement. Hypnotisé d’être coincé là, je ne pouvais pas le dépasser, lui désobéir ou lui déplaire. J’aigrandi dans cette obéissance sage en nourrissant un rebel vengeur des plus puissants à l’intérieur. Coincé dans la pyramide, le jeune garçon fut victime de ce patriarche qui tenait toute la famille et ne s'est jamais remis en question.
Ce n'est qu'en découvrant récemment ce mot de "enmeshment" que soudain tout s'est éclairé en moi. Ce n'est qu'en trouvant finalement la cause, le mot qui décrivait mon monde, mes ressentis que je compris que je n'étais pas fou, que ce n'était pas ma faute et qu'il y avait bien eu, dans mon monde, dans mon enfance, une défaillance parentale : un inceste psychique.
C'est ce que j'avais déjà décrit dans mon poème la panthère noire :
Le jour où il est mort et ces 20 dernières années, je l’ai pleuré et il m’a manqué, car avec son départ, j’ai tué ce jeune ado en moi pour que l'image de lui continue à vivre de son beau souvenir, de sa belle mémoire, des belles histoires que l’on raconte pour honorer les morts.
Aujourd’hui, je sais qu’une partie de moi a aussi été libérée ce jour là, de son emprise, de son joug et de ses règles tacites inhumaines.
20 ans pour me reconstruire, pour construire, découvrir, façonner l’homme que je suis, trouver des espaces sécurisés où je puisse m’ouvrir, m’offrir, participer à la prise de décision, exister… être qui je suis sans risquer de déclencher sa foudre tonitruante et destructrice.
20 ans à chercher des espaces de parole, de reconnaissance de ma valeur, de prise de décision, d’expression, de jouissance...
A travers les monnaies complémentaires, l’intelligence collective, la sociocratie, le Wutao, le tantra, j’ai passé 20 ans à m’offrir ce qui m’avait manqué, ce qui était un danger toute mon enfance : être un être vibrant, avec des émotions, libre et aimant, être un enfant beau, vivant, magnifique, heureux, fils des étoiles, esprit magique, cadeau du ciel...
20 ans à chercher partout des modèles masculins : Jean-François Noubel, Philippe Derudder, Frédéric Bosqué, Bernard Lietaer, Bernard Marie Chiquet, Laurent Van Ditzhuyzen, Pol Charoy & Jacques Lucas parmi tant d'autres, des hommes qui pourraient me nourrir, m'initier, m'élever, m'accueillir comme j'étais, et me transmettre ce que mon père n'avait pas pu faire.
Aujourd’hui je pleure mon père parti trop tôt et j’honore mon chemin de réparation, de reconstruction, de résilience pour ré-ouvrir la tombe de mon jeune homme sensible, étouffé à 17 ans. Je retisse le lien avec cet être libre en moi et je le dédie à la vie, Hayem.
C’est ce nom transmis par mon père Hayem, qui signifie la Vie ou vivant.
Merci papa, merci pour tout. Je te pardonne. Je sais aussi que naître dans une famille juive en France en 1947 n'était pas un contexte où être qui tu étais rimait avec sécurité et je sais que tu as fait de ton mieux avec ce qui était là pour toi.
Je t’aime et je sais que tu me suis, que tu me regardes et que de là où tu es, tu es fier de moi, même si tu arrives encore sûrement à t’énerver de ce que je ne fais pas comme tu voudrais… tu peux être fier de moi, parce que franchement, quel beau chemin depuis ta mort.
Quoi qu’il en soit, moi je suis fier de moi. D’être encore debout, vivant, aimant sans m’être endurci, enfermé et replié sur moi-même. Je suis fier de l’homme que je suis et fier du jeune homme qui a fait de son mieux à l’époque.
Avec cette date clé, j’honore et célèbre mon parcours aujourd’hui.
Ta blessure et ta dureté m'ont appris à offrir et créer des espaces sécurisés de liberté où chacun a sa place, où chacun peut exprimer qui il est, comment il se sent, partager sa vérité, où chacun est libre de participer, où chacun peut donner son avis, participer à la prise de décision et où l'on peut valoriser et reconnaître les richesses, toutes les richesses.
Enfin des espaces où il n'y a pas de jugements, pas de danger, de risque de déplaire, de devoir le payer d'une manière ou d'une autre.
Grâce à ton autorité débordante, j'ai appris à chérir ma liberté d'être, mon unicité et ma valeur.
Merci Alain Hayem.
C'est mon cadeau pour le monde.